Aux 24 Heures du Mans, de 1933, Raymond Sommer et Tazio Nuvolari qui, cette année-là, couraient chacun pour leur compte, avaient décidé de faire équipe ensemble. On connaît le palmarès de l'un comme celui de l'autre, et si Sommer est plutôt un champion de l'endurance ce qui ne l’empêcha pas de gagner plusieurs belles épreuves de vitesse, le « campionissimo » est certainement le plus fougueux, le plus audacieux et surtout le plus adroit de tous les conducteurs européens. Sommer et Nuvolari ; «ne belle équipe, homogène et rapide » ! Tel fut l'avis unanime de ceux qui assistaient aux opérations de pesage qui se déroulaient dans la Halle aux Toiles du Mans, deux jours avant la grande épreuve de 24 heures. Les deux champions qui couraient comme « indépendants » s'étaient associés au volant d'une Alfa-Romeo et tous deux étaient, sans contredit, les favoris du Grand Prix d'Endurance. Admirablement préparés, ils n'avaient aucune raison d'être battu ; leurs adversaires n'étant pas de taille à les inquiéter, tant au point de vue expérience de la course que par la qualité du matériel adapté à ce genre d'épreuve. Nuvolari était le lévrier, le chasseur de records au tour ; Sommer, lui, faisait le gros travail, totalisant les heures et les kilomètres à la moyenne calculée, suivant le tableau de marche du stand. Bref, dès le départ, l'équipe prit l'avantage et les quelque cent mille spectateurs qui, cette année-là, se pressaient autour du circuit de la Sarthe, eurent l'impression très nette que Nuvolari et Sommer devaient gagner sans douleur. Toutefois il surgit en course, surtout sur deux tours de cadran, des impondérables qui font que la partie ne s'enlève pas aussi facilement qu'on se l'imagine. Ce qui devait être le cas de Nuvolari et Sommer. Au petit matin, malgré leur avance, Nuvolari et Sommer connurent de sombres angoisse. Un pépin inattendu se mettait en travers de leur magnifique performance. Leur réservoir d'essence fuyait, et ils risquaient fort de n'avoir pas suffisamment de carburant pour terminer le nombre de tours qui leur était imposé entre chaque ravitaillement. Sommer, hanté d'idées noires — n'est-ce pas lui qui avait fait tous les frais de la course ? cherchait une solution, pendant que Nuvolari, déchaîné comme toujours, s'appliquait à battre le record du tour. Que faire ? Soudain ceux qui, assis sur le rebord du stand, assistaient en silence à cette tragédie sportive qui devait fatalement aboutir à l'abandon de l'équipe de tête, virent Raymond Sommer appeler deux camarades et leur glisser un mot dans le tuyau de l'oreille : Raflez tout ce que vous pouvez trouver au Mans, comme chewing-gum !!! Les deux « supporters » bondirent et revinrent peu après, essoufflés, mais satisfaits du devoir accompli, avec de nombreuses tablettes de ce mastic parfumé que mâchent à loisir les Américains. Et dès qu'il relaya Nuvolari — rien ne vous interdit d'emporter un paquet de cigarettes, du sucre, des tablettes de chocolat — Sommer, les poches bourrées de tablettes américaines, se mit au volant en mâchonnant le « chewing-gum » de la Providence. On devine ce qui se passe. Le « chewing-gum » servait, de temps à autre, â boucher la fissure du réservoir défaillant, et Nuvolari, aussi bien que Sommer, en mastiquèrent sur la fin de la course pour un peu plus de soixante-dix francs !... C'était là le seul moyen d'éviter que s'accentuât une perte d'essence qui aurait entraîné invariablement la mise hors course et de permettre à l'équipe reine de foncer comme au début et de totaliser ainsi le plus fort kilométrage. On sait qu'aux 24 Heures du Mans, toutes les réparations doivent se faire avec du matériel qui se trouve à bord de la voiture et les commissaires ne pouvaient que s'incliner, la soudure mastic étant préparée à bord par le pilote lui-même ! C'est égal, fit Nuvolari à l'arrivée, tout en absorbant d'une traite une demi-bouteille d'eau de Perrier, j'en ai les dents qui grincent encore,.. Quant à Sommer, il a déclaré qu'il devait une reconnaissance éternelle au précieux produit qui leur permit, à son célèbre coéquipier et à lui-même, non seulement d'obtenir une victoire qu'ils avaient méritée depuis la première heure, mais de réaliser le plus fort kilométrage porté au palmarès de tous les Grands Prix d'Endurance. Et la morale de cette histoire confirme qu'il ne suffit pas d'emporter aux 24 Heures du Mans un outillage complet et des pièces de rechange, il importe aussi de ne pas oublier une livre de « chewing-gum », emplâtre radical des réservoirs défaillants. Ce sont là les petits secrets de la course qu'on ne divulgue qu'après la victoire
BNF/Gallica/L'Aero Roger Labric
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